La Forêt de l'Étrange

Deux enfants errent dans une sombre forêt. Wirt, le frère aîné vêtu d’une cape et d’un chapeau pointu, est angoissé et bourré de complexes autant que son cadet coiffé d’une théière, Greg, est insouciant et spontané. Cherchant à rentrer chez eux, ils tombent sur un inquiétant Bûcheron qui leur annonce qu’ils se trouvent dans la Forêt de l’Étrange et qu’ils doivent prendre garde à la Bête qui rôde…
Commence alors pour les deux garçons un voyage qui va les mener à faire face aux événements les plus bizarres et les plus effrayants aux côtés de Béatrice, un oiseau bleu doté de la parole (ainsi que de la grenouille de compagnie de Greg pour qui il faudra trouver le nom parfait !).

Amateur de cinéma muet, de cartoons vintage et d’opéra, Patrick McHale s’est imposé comme un auteur majeur dans le milieu de l’animation grâce au succès de La Forêt de l’Étrange, un projet personnel qu’il aura porté durant 8 ans.
C’est en septembre 2006, alors qu’il sort tout juste diplômé de CalArts en tant qu’animateur, qu’il soumet deux projets à Cartoon Network. Le premier, intitulé Space Planet, est une série de science-fiction abordant des thèmes philosophiques. Le second, Tome of the Unknown, contient en germe ce que deviendra La Forêt de l’Étrange : la série raconte l’histoire de deux demi-frères, Gregory et Walter, qui montent par mégarde dans un train en route vers le Royaume des Morts. Apprenant leur destination, les deux enfants sautent en marche pour arriver dans une sombre forêt où ils feront la rencontre d’Old Scratch, une sorte de démon qui leur propose de les renvoyer chez eux s’ils parviennent à lire un recueil d’histoires oubliées (le fameux « Tome of the Unknown »). Walter se méfie mais se joint à son petit frère en voyant ce dernier signer le pacte sans hésitation ; Old Scratch, qui détenait l’ouvrage, déchire aussitôt les pages qui s’envolent dans le Monde de l’Entre-Deux. Chaque épisode suivrait alors les deux frères à la recherche des pages dont le contenu a pris vie. Les personnages de Béatrice et de la grenouille sont déjà présents dans cette version. La direction artistique est décrite comme un mélange de folklore américain et allemand, d’histoires de fantômes et de contes de fées traditionnels.
Les deux projets éveillent l’intérêt des représentants de Cartoon Network qui réclament un pilote de 11 minutes pour Space Planet. Concernant Tome of the Unknown, la chaîne souhaite relancer son activité dans la production de longs-métrages pour le cinéma et demande à ce que le pitch soit remanié dans ce sens. Or, ayant pensé à une structure épisodique avec la quête des différentes pages, McHale ne voit pas comment faire de son projet de série un film autonome et préfère concentrer ses efforts sur Space Planet, tout en travaillant en parallèle comme storyboarder et scénariste sur Les Merveilleuses Mésaventures de Flapjack (2008-2010).

La pré-production du pilote est en voie d’achèvement durant le printemps 2008, avec l’ensemble des designs et le story-board établis. Malheureusement, ce stade arrive au moment où Cartoon Network annonce un changement dans leur politique de développement de projets et exige que le pilote soit réduit à 7 minutes. Ne pouvant se résoudre à amputer son récit d’un tiers de sa durée initiale, McHale met de côté Space Planet pour se consacrer en tant que scénariste à un projet plus excitant : la série Adventure Time (2010-2018), développée par son ami Pendleton Ward. Durant la diffusion des premiers épisodes, Cartoon Network sollicite de nouveau McHale pour lui proposer de revenir sur le projet Tome of the Unknown sous son format originel.
De nouveau motivé, l’intéressé enrichit sa bible graphique de nouvelles illustrations et de onze idées d’histoires. Certains personnages sont développés comme Béatrice, chargée de guider les deux frères, ainsi que le Bûcheron qui au départ devait être secrètement le complice d’Old Scratch. Les contours du projet gagnent en précision avec l’idée d’une série d’épisodes autonomes mais dotés d’arcs narratifs prolongés comme le retour au foyer pour les deux enfants ou encore la véritable nature de certains personnages. Sont invoquées les influences de Gustave Doré et d’Edward Lear pour la direction artistique, les cartoons des années 1930 pour l’animation des personnages et la ville de Concord dans le Massachussetts – dans laquelle McHale a vécu un temps – pour les décors. L’écriture se veut quant à elle un mélange de comédie, d’horreur et de fantaisie dans l’esprit du Magicien d’Oz (1939), de la série The Lost (2004-2010) et de l’émission Monstres et Merveilles (1988) de Jim Henson, le tout dans une atmosphère automnale avec des couleurs chaudes ; la principale proposition esthétique de McHale est de faire en sorte que le spectateur ne puisse pas savoir exactement quand la série a été faite.
L’année 2012 marque l’établissement du chara-design définitif : Walter (désormais renommé Wirt) abandonne son petit nez rond jugé trop enfantin au profit d’un nez triangulaire inspiré par Raggedy Ann et Greg perd son costume de marin à la Donald Duck pour éviter les similarités avec Flapjack. Du côté des personnages secondaires, Béatrice un temps envisagée comme une abeille devient un oiseau tandis que le Bûcheron, prévu pour être un méchant sous une apparence aimable, suit le schéma inverse en devenant un personnage inquiétant avec un bon fond. La Bête, l’antagoniste de la série, passe de l’homme-chien à une entité spectrale plus abstraite pour mieux représenter l’idée d’inconnu, dans l’esprit de la nouvelle Le Jeune Maître Brown (1835) de Nathaniel Hawthorne.

Le récit qui constituera l’épisode 7 (Le Tintement de la clochette) est désigné comme film-pilote avant d’être finalement jugé trop sombre. Pour éviter de refroidir les responsables de la chaîne, McHale préférera une histoire plus légère intitulée Harvest Melody qui ne sera pas rattachée à la série finale. Le court-métrage est diffusé le 9 septembre 2013 sur le site de Cartoon Network puis présenté dans la foulée au Festival du Court-Métrage de Los Angeles ainsi qu’au Festival d’Animation d’Ottawa. Les retours sont élogieux, la production est officiellement lancée au mois d’octobre en laissant à Patrick McHale une liberté totale concernant le nombre d’épisodes ; les contraintes de budget et de planning poussent ce dernier à élaguer ses 18 histoires écrites pour les réduire à 10. Parmi les idées supprimées figure la quête des pages : Tome of the Unknown est alors renommé Over the Garden Wall (que notre version française traduira par La Forêt de l’Étrange).
Les membres de l’équipe d’Adventure Time sont intégrés au projet comme le chara-designer Phil Rynda ou le storyboardeur Nate Cash qui prendra en charge la réalisation. Les animateurs professionnels côtoient des artistes freelances sans expérience dans le domaine de l’animation mais aussi des auteurs de bandes dessinées comme Zac Gorman, le créateur du web comic Magical Game Time. Des acteurs célèbres sont approchés pour les voix : Elijah Wood injecte sa sensibilité dans le personnage de Wirt, Christopher Lloyd prête son timbre éraillé au Bûcheron et John Cleese brille par sa diction faussement mielleuse pour Adelaïde. En parallèle, l’artiste lyrique Samuel Ramey se voit attribuer le rôle de la Bête et le chanteur pop Jack Jones celui de la grenouille ; ce choix témoigne de la volonté de McHale d’adopter une dimension très musicale à la partie sonore de sa série. L’auteur prévoyait en ce sens une bande originale à la hauteur de la partie graphique, nourrie d’influences diverses. Sa co-scénariste Amalia Levari lui recommandera The Blasting Company, un trio de Los Angeles qui convoque piano bastringue, cordes mélancoliques et cuivres aux arrangements rétro pour livrer un mélange de jazz, de blues, de dixieland, d’opéra et de musiques d’Europe de l’Est.
Sitôt les épisodes achevés, le département publicité de Cartoon Network envoie à la presse un livre-disque : conçu en hommage aux disques de Walt Disney, l’objet donne le ton général du récit en commençant comme une histoire pour enfants à l’ancienne pour ensuite basculer dans une atmosphère sombre. La série est diffusée aux États-Unis en 5 jours d’affilée à partir du 3 novembre 2014 et devient un immense succès critique et public avant de connaître une distribution en France l’année suivante, avec un doublage de qualité comprenant au casting le chanteur Renan Luce dans le rôle de Wirt.

Marquante, La Forêt de l’Étrange l’est à plus d’un titre de par sa façon d’invoquer les motifs classiques des contes de fées pour mieux les réinventer entre familiarité et dépaysement. Cet équilibre se retrouve également dans le traitement des personnages avec des figures que l’on pense établies mais qui vont s’avérer beaucoup plus complexes, sans parler des interactions savoureuses entre Wirt, l’anxieux qui sur-analyse les situations et se démène avec ses pensées confuses, et Greg, l’innocent lunaire qui se laisse guider par l’instant présent et n’aspire qu’à faire le bien autour de lui. Il ressort de cette dynamique un portrait touchant et sensible de l’enfance et de l’adolescence où la quête du foyer se pare aussi d’une quête d’identité ; une identité forgée par la confrontation avec la nature sauvage et les multiples rencontres, qu’elles soient amicales, tendues, gênantes, effrayantes… À la cohérence de la direction artistique de la série s’ajoute celle de la structuration narrative en alternant des épisodes légers et d’autres plus sombres qui relancent l’intérêt du spectateur autour des principaux enjeux. Le choix du format de 10 épisodes de 10 minutes assure un ensemble sans fioritures, où chaque scène trouve sa place à l’intérieur d’une histoire qui sait s’arrêter à temps.
L’univers sera néanmoins développé en bande dessinée : conjointement à la diffusion du dessin animé, l’éditeur Boom! Studios publie une adaptation en comics écrite par McHale et dessinée par Jim Campbell, l’un des storyboardeurs. Le premier récit, en one-shot, rencontre un tel succès qu’une nouvelle série à suivre est mise en chantier en 2015 pour évoquer des évènements ayant lieu entre les épisodes de la série télé ; suivront en 2016 d’autres séries de comics, servant de préquels et de suites.

Le 3 novembre 2024, Cartoon Network célèbre les 10 ans de La Forêt de l’Étrange en publiant sur sa chaîne YouTube un court-métrage inédit en stop-motion. Conçu aux studios Aardman par Mikey Please et Dan Ojari, ce film retrace en 3 minutes l’errance de Wirt et Greg à la manière d’un diorama, où les figurines toutes en texture de bois nervuré portent cette mélancolie douce-amère qui a su marquer les fans de la série, dans une ultime synthèse de ce qui aura constitué l’une des productions animées les plus atypiques et inventives des années 2010.